Les aboiements

Publié le par Julien Métais

1. Ce matin, j’ai été réveillé par les aboiements d’un chien. Je me suis retourné sur mon lit et j’ai vu ma femme, également réveillée, me signifier son exaspération de ce maudit chien qui se rappelait à nous tous les week-ends et ruinait tout espoir de grasse matinée. Nous nous sommes levés et avons vaqué à nos occupations, oubliant ce chien tapageur. Mais, dans l’après-midi, alors que j’étais attablé devant une page blanche, j’entendis à nouveau les aboiements. Impossible de fixer sur le papier la moindre idée, j’étais comme interdit, ne comprenant pas la raison pour laquelle ce chien qu’on entendait seulement tôt le matin, aboyait tout à coup, à cette heure avancée de la journée. Gagné par une impatience grandissante, je me levai et quittai la pièce. Ma femme, dans le salon, était en train de trier de vieilles photographies. Je la regardais furieux. Elle semblait ne pas discerner l’objet de ma colère. Tu entends, dis-je ? Non, elle n’entendait rien. Je lui demandai alors d’éteindre la radio et de tendre l’oreille. Elle me certifia ne percevoir aucun bruit. Je ne suis pas fou pourtant, je ne les ai pas inventés, ces aboiements. Je repris place à mon bureau. Je fixai la page blanche. Je me représentai mentalement le chien qui me perçait les oreilles. Il était grand et noir, agressif, et poussa des hurlements sitôt qu’il m’aperçut. Je pris mon stylo plume et commençai à noter les impressions éveillées par les aboiements. Puis, je décrivis le chien de façon circonstanciée, son poil brillant, les oreilles dressées, le froncement du museau, les dents acérées, l’œil noir qui lançait des éclairs. Puis, d’un coup de stylo, je lui fermai la gueule, c’était un chien silencieux que je voulais croquer. Or, à peine avais-je fini que les aboiements recommencèrent de plus bel. C’est à ce moment que je fis réflexion que le pouvoir de la littérature est, somme toute, très limité puisqu’elle est incapable de faire taire un opportun. Je froissai rageusement les deux feuilles noircies de mon écriture serrée et les jetai dans la poubelle. Je me levai brusquement et montai à l’étage au-dessus pour en découdre avec ce foutu chien. Je sonnai plusieurs fois. Apparemment, le voisin était sorti. Chose curieuse, je n’entendais plus les jappements. Je collai mon oreille à la porte pour être tout à fait sûr. Rien ! pas le moindre ridicule petit jappement mais un silence de plomb ! Je n’en croyais pas mes oreilles. Pourtant, il fallait me rendre à l’évidence, le voisin était sorti avec son chien. Je redescendis aussitôt chez moi, m’installai à ma table de travail et les aboiements reprirent. C’en était trop. Je décidai de prendre l’air. Je me promenai sous l’immense allée de tilleuls qui conduisait à un bois derrière notre immeuble. Je marchai, tête baissée, j’avais pris soin de me mettre un bonnet sur la tête et, régulièrement, je tirais dessus de façon à avoir les oreilles protégées. Je me réjouissais déjà intérieurement de la disparition des aboiements, quand je croisai un individu tenant à la laisse deux gros chiens. Dans la seconde, je me mis à entendre une bordée de jappements. Mais ce n’étaient pas les aboiements des deux gros chiens que j’entendais, puisque ceux-ci, nez au sol, étaient occupés à flairer quelque piste invisible. Je tirai sur mon bonnet de toutes mes forces. Le résultat de cette action désespérée fut que je dus l’enlever et le ranger au fond d’une des poches de mon manteau tant je l’avais déformé. Et les aboiements de continuer. Je me mis à courir dans les bois, allant le plus vite possible. Or j’avais l’impression qu’une meute de chiens me couraient après. Terrifié, je grimpai in extremis à un arbre. Quand je me retournai et regardai en bas, grande fut ma surprise de constater qu’il n’y avait aucun chien, seulement deux, trois promeneurs attardés qui paraissaient amusés par mon comportement étrange. En même temps, je continuais de les entendre, ces furieux aboiements. En proie à un profond sentiment de honte, je sautai de l’arbre et rentrai chez moi.

2. Le lendemain matin, je fus encore réveillé par le chien du voisin. Je me tournai doucement vers ma femme, elle dormait à poing fermé. Plus tard, je lui fis part de ce qui m’était arrivé. Fort étonnée, elle m’invita à ne pas y prêter trop d’attention, faisant valoir que le fait de reprendre le travail, en m’enlevant de la tête ce qui, à ses yeux, avait toutes les apparences d’une vilaine obsession, me permettrait de reprendre le cours normal de ma vie. Je partis donc au travail. A cette époque, j’enseignais le français au lycée. Je rejoignis le petit amphithéâtre, les élèves arrivèrent et s’installèrent. Je fis l’appel, soulagé d’avoir laissé derrière moi un passé si bruyant. Or quelle ne fut pas ma consternation en entendant chaque élève me répondre, à tour de rôle, par un affreux jappement. J’essayais de prendre sur moi afin de ne rien montrer de l’émotion qui m’avait saisi à la gorge. Je jetai un coup d’œil sur les premiers rangs, rien d’anormal, chaque élève occupait sa place. Je débutais la leçon quand, après avoir écrit le nom d’un auteur au tableau que visiblement les élèves ne connaissaient pas, je me retournai et eus l’impression mortifiante de me trouver dans un chenil pour chiens. Les élèves s’en donnaient à cœur joie, je veux dire ils jappaient de bon cœur et je me surpris à leur répondre en poussant des aboiements déchirants. Cela dura une bonne minute. Je m’arrêtai au moment où je n’entendis plus les élèves. De fait, à présent, ils me dévisageaient, partagés entre le fou rire et une peur panique, ce qui, après tout, n’est guère différent. Un homme poussa la porte de l’amphithéâtre, c’était un collègue que nos jappements assemblés avaient tiré de sa léthargie. Je rangeai piteusement mes affaires dans ma sacoche et partis la queue basse sous les huées des élèves. Passant le portillon, je me retournai pour faire un signe au surveillant dans sa maison de verre – toujours cette manie de ne rien laisser paraître, n'est-ce pas ridicule ? – et, en lieu et place du surveillant, je vis un monstrueux dog allemand se ruer contre la fenêtre. Décidément, les chiens nourrissaient pour ma modeste personne une affection toute spéciale. Je rentrai chez moi passablement déprimé par ces derniers événements. Le soir venu, je racontai à ma femme ce qui s’était passé. Elle fut d’abord dubitative. Elle semblait insinuer que je ne savais pas faire la différence entre des bavardages et un jappement. Je lui rétorquais que mon expérience en la matière ne souffrait aucun doute, il s’agissait bien de jappements, de jappements tels que je n’en avais jamais entendu. Mais si je n'en avais jamais entendu de tels, comment pouvais-je raisonnablement en inférer qu’il s’agissait bien de jappements ? Je me retins de la mordre au bras tellement j’étais hors de moi. A force d’explications plus ou moins confuses, plus ou moins embrouillées, ma femme consentit enfin à me lâcher la bride, elle me crut tout à fait. Mais quand je lui fis remarquer que le voisin était revenu, les aboiements de son chien l’attestaient, elle me regarda, sidérée, m’avouant un peu gênée que pour sa part elle n’entendait strictement rien. S’inquiétant de ma santé, elle décida de m’accompagner chez mon généraliste, lequel me prescrit une batterie d’examens. Celui qui me reste en mémoire est l’IRM qu’on me fit passer. J’avais ni plus ni moins la sensation terrifiante de me trouver dans la gueule d’un chien enragé. Quand on me fit sortir de cette gueule enflammée, je n’entendais plus rien, je ne voyais plus rien, j’étais devenu pareil à un spectre errant dans les longs couloirs glacés de l’hôpital. Inutile de préciser que les résultats furent peu concluants, je veux dire qu’ils ne donnèrent rien de nature à rassurer ma femme sur mon état. De fait, je ne me reconnaissais plus moi-même. Je me réveillais en sursaut la nuit, m’emparais du premier balai venu et cognais violemment contre le plafond pour faire taire ce maudit Cerbère à trois têtes qui m’ulcérait les oreilles. Ma femme essayait tant bien que mal de me calmer, elle me rappelait que le voisin était parti en voyage avec son chien. Elle pouvait toujours parler, je refusais de la croire. Ça aboyait dans ma tête. Je montai quatre à quatre les marches de l’escalier, tambourinai à sa porte, me fis malmener par les voisins, furieux d’avoir été réveillés au beau milieu de la nuit par un fou furieux !

3. Les jours suivants furent les pires de ma vie. Continuellement, j’entendais des jappements et, bien souvent, sentant mon impuissance devant ces cris qui s’élevaient des profondeurs de l’être, je me mettais à japper. On me retira la charge d’enseignant au prétexte qu’on n’avait pas embauché un chien – les chiens courent les rues, n’est-il pas vrai ? – mais un professeur détenteur d’un savoir assuré et faisant preuve de pédagogie. Je passais mes journées dehors, car j’avais l’impression que le brouhaha de la ville, des voitures, des gens qui vont et viennent, masquait quelque peu ce tumulte infernal. Je traînais sur les quais de seine, ne sachant que faire de ma souffrance. Assis sur un banc, je voyais l’eau se rider au passage fréquent des bateaux-mouches et je me disais que dans ma tête aussi tout était ridé. J’en étais là lorsque, tout à coup, une idée ou disons plutôt une image s’imposa à moi, avec une violence inouïe, celle d’un chien enchaîné au fond d’une pièce. Si seulement je parvenais à libérer ce chien peut-être que les aboiements cesseraient. Mais où pouvait bien se situer cette pièce ? Assurément pas chez moi ! Était-ce chez le voisin du dessus, mais il n’était pas encore rentré de voyage. Alors, que diable, où se trouvait-elle ? Longtemps je cherchais une réponse qui put me satisfaire, longtemps je m’engageais dans des impasses. Puis, un beau jour, suspendu entre ciel et terre sur le pont des Arts, je compris que cette pièce ne renvoyait pas à un lieu défini, un endroit où je pourrais me rendre en empruntant un itinéraire précis. Inutile d’inspecter les appartements du quartier puisque là n’était pas ce que je cherchais. Ce que je cherchais se trouvait dans un non-lieu, je veux dire dans ma tête ! Il fallait que je rebrousse chemin vers l’enceinte mentale, il fallait par conséquent que je me jette à l’eau – l’enceinte mentale est entourée d’une ceinture d’eau d’une grande profondeur – puis je devais grimper à la seule force des mains et des pieds le long de la paroi abrupte qui en interdisait l’entrée – il y avait bien un pont-levis mais jamais de mémoire d’homme, je ne l’avais vu baissé – tout cela en évitant de me faire surprendre par les gardes en haut, qui avaient pour mission de prévenir toute intrusion ennemi – c’est sans doute pour cette raison que, à l’instant où j’atterris dans l’eau glacée, je me heurtai à ce que je pris d’abord pour des morceaux de bois pourris et qui étaient plus vraisemblablement des corps gorgés d’eau – mais alors cela signifie que je ne suis pas le seul à entendre des jappements, me disais-je un peu rassuré. J’arrivai enfin au sommet de cette étonnante citadelle. Je me glissai tel une ombre entre les gardes et j’accédai à une entrée débouchant sur une petite pièce, basse de plafond, avec une grande cheminée. Dès que je pénétrais dans cette cellule, un énorme chien noir se jeta sur moi. Heureusement, il était solidement attaché à un anneau en fer sur le côté de la cheminée. La laisse interrompit net son élan. Le chien aboyait si fort que j’espérais secrètement qu’il se déboitât la mâchoire. Je ne songeais pas alors aux gardes que le bruit aurait pu alerter. Au demeurant, ce chien n’aboyait-il pas de toute éternité ? J’étais uniquement soucieux de détacher le chien, car je ne voyais pas d’autre moyen de faire taire ces jappements. Je longeai les murs nus de la pièce. Parvenu à l’angle du mur où se trouvait la cheminée, je m’accroupis pour tenter de calmer le chien. Je lui parlai, je lui expliquai que j’étais venu le libérer, qu’il ne devait pas avoir peur – car c’est la peur que je voyais au fond de sa prunelle enflammée – que bientôt il retrouverait les siens. Cette façon de s’adresser à lui comme à une personne ne fut pas sans effet sur le mastodonte qui, après de longs grognements, se coucha par terre et fit silence. Je m’approchai doucement pour ne pas l’effrayer. A la hauteur de l’anneau fixé dans le mur, ne réussissant pas à briser la chaîne, je sortis de la poche de mon pantalon un briquet et j’attendis que le fer fonde. Le chien m’observait avec grand intérêt. Enfin la chaîne céda. D’un bond, le chien s’enfuit par où j’étais arrivé. Quand je sortis à mon tour, les gardes avaient disparu. Personne à l’horizon. Plutôt que de risquer de me rompre le cou à descendre le long de la citadelle, j'empruntai l’escalier en colimaçon qui débouchait en bas sur une cour intérieure. Là, avec une joie sans pareille, j’abaissai le pont-levis et m’engageai dessus sans prendre le temps de jeter un œil aux nombreux cadavres qui flottaient. Je poussai la porte. Ma femme était déjà rentrée de son travail. Nous bavardâmes dans le salon de longues minutes. Puis elle s’enquit de mon état de santé. Entendais-je toujours des chiens ? A son grand étonnement, je lui appris que, depuis ma récente aventure, je vivais en paix, dans le calme et le silence le plus complet. Je vis alors son visage se rider et une expression de peur passer dans son regard. Elle m’avoua que, pendant l’après-midi, elle avait entendu les aboiements du chien du voisin. A quoi je répondis que c’était impossible, étant donné qu’il ne rentrait pas avant la fin de la semaine.

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