Les aventures de Céleste ou le voyage impossible (1)

Publié le par Julien Métais

1. Céleste ne peut s’abandonner au sommeil sans ignorer que la défaite qui le précipite au cœur du rêve ne le laissera pas indemne au réveil. Et, en effet, quand il se réveille, les membres fourbus, le dos brisé, la gorge sèche, les yeux rougis et gonflés, les cheveux en désordre, il sait que la journée qui s’annonce ne sera pas de tout repos et qu’il n’aura pas trop de toutes ses forces – déjà bien entamées ! – pour en venir à bout. Alors, lentement, précautionneusement, il se ramasse sur lui-même, forme une sorte de boule élastique prête à s’adapter aux événements puis, achevant de dompter ce qui en lui fait mine de résister au changement, se donne un franc coup d’éperon et le voilà en route vers de nouveaux horizons.

 

2. Il croise d’abord un château dans lequel il aperçoit un bureau étincelant placé en face d’une immense bibliothèque. Il se dit qu’il ne peut pas ne pas honorer ce lieu de sa présence. Il frappe à la porte trois coups secs. La porte s’ouvre doucement. Mais personne ne se tient derrière. Peu importe, se dit-il, je suis venu voir cette bibliothèque et je n’ai besoin de personne pour en apprécier l’imposante splendeur. Partout des livres qui se chevauchent à perte de vue sur des rayons disposés à des hauteurs irrégulières. Cet agencement singulier qui semble refuser toute unité procure au visiteur étonné un sentiment de vertige fascinant. D'autant que Céleste remarque que cette bibliothèque se compose en réalité d’une juxtaposition de bibliothèques soigneusement dissimulées dans cet ensemble massif qui appuie sur le regard. Céleste aimerait bien pénétrer dans ce labyrinthe vertical qui s’offre à lui et escalader les rayons de livres endormis, il aimerait bien réveiller les grands héros pour causer avec eux de la longue journée qui l’attend, pour profiter de leur expérience, car, après tout, n’ont-ils pas vécu une vie riche et pleine d’aventures, ne savent-ils pas ce qu’il en coûte de devoir batailler pour arriver intact à la fin du jour ? S’ils pouvaient lui enseigner l’art et les manières de vivre pleinement chaque instant sans se laisser démonter par le désordre du monde, s’ils pouvaient lui inculquer les premiers principes d’une vie heureuse, le moyen de soumettre l’adversité sans y laisser trop de plumes ! Mais Céleste a beau ouvrir les livres qui se présentent à lui à mesure qu’il fait l’ascension de ce vaste monument, il a beau les tapoter de la main pour les épousseter et faciliter ainsi le réveil de leurs héros, rien n’y fait, il se retrouve avec une enveloppe sans vie entre les mains dont il ne peut rien attendre qu’une suite d’affreux éternuements qui manquent de lui faire perdre l’équilibre et de s’ouvrir le crâne sur l’infâme parquet. Alors, il s’accroche à un panneau de bois vertical et se laisse redescendre à une vitesse incroyable, se dirige d’un pas résolu vers la porte qu’il claque derrière lui. A ce moment, un immense fracas retenti. Céleste se retourne, le château a disparu !

 

3. Céleste reprend donc sa route, le cœur inquiet mais plein du désir de vivre ce que les anciens héros n’ont plus les moyens ou l’envie de lui enseigner. L’aube se lève sur les champs de blés qui s’étendent à perte de vue. Le soleil rougeoie et Céleste pressent qu’un grand incendie est sur le point de se déclarer. Il sait que ses jambes lui seront de peu de secours, aussi sort-il de sa poche une plume qu’il chevauche et il se met en route. Voilà qu’il survole à présent les forêts délaissées dans le fouillis desquelles il croit percevoir comme une lueur qui s’amplifie et se propage à tout l’horizon. Il a eu chaud et c’est de peu qu’il a réchappé à la hauteur des flammes qui lui lèchent la plante des pieds. Mais Céleste ne se laisse pas décontenancer, un trait de plume à droite, puis à gauche, et voilà qu’il arrive devant un magnifique jardin composé d’arbres fruitiers sous l’ombrage desquels paissent des vaches et des moutons. Quel est donc ce lieu charmant où la nature semble profiter des bienfaits d’une vitalité éclatante ? Céleste ne prend pas le temps de répondre à la question qu’il se pose, il est déjà à quatre pattes sur l’herbe tendre en train d’écouter le discours embrouillé d’un ver de terre qui cherche à l’impressionner. Mais, bientôt lassé par cet avorton, Céleste se redresse et s’appuie contre le pommier qui lui fait face. Nombreuses sont les pommes qui chargent cet arbre exquis et la tentation est grande d’en cueillir une et de s’en repaître. C’est du reste ce qu’il fait mais dès qu’il croque dans la pomme rouge qui tournoie au-dessus de sa tête il éprouve sur le côté une immense douleur. Il est obligé de recracher la chair du fruit et la peau qui l’enveloppe. Il conserve dans la bouche un goût amer qui lui rend toute nourriture suspecte. Céleste n’est cependant pas homme à se lamenter sur lui-même. Pomme ou pas, il quitte cet affreux jardin pour partir à la rencontre du monde.

 

4. A peine est-il sorti du jardin qu’il tombe nez-à-nez sur un chameau. Quoi de plus étonnant que de rencontrer un chameau par une belle matinée de juillet ? Aussitôt il saute dessus et lui administre de méchants coups de talon. Le chameau, d’abord indifférent, finit par éprouver une drôle de sensation, comme si on lui chatouillait les côtes, et pour en conjurer l’effet, il se met à trotter. Voilà que Céleste se retrouve en plein désert. Nul arbre où se reposer de la blessure du soleil, nulle source où étancher sa soif. Le dos fourbu, les fesses en compote, Céleste descend de ce maudit animal. Mais au moment où son pied touche le sable brûlant, il pousse un cri déchirant. Impossible de marcher ici. Mieux vaut encore se réfugier sur le dos du chameau. Après maintes supplications, le chameau finit par consentir à la demande de Céleste. Céleste écarquille les yeux pour scruter l’horizon. Partout une plaine de sable qui se double et se dédouble à l’infini. Le monde ne serait-il qu’un amas d’images superposées ? Céleste commence à douter des leçons des philosophes. Naît en lui la conviction qu’il évolue à l’intérieur d’une grande image et que cette image n’a de réalité que pour autant qu’elle ne se laisse pas réduire à l’impression qu’elle renvoie, puisqu'elle se compose d’une multitude d’images qui tournent les unes dans les autres et, dans leur ronde folle, tournent la tête de Céleste, lequel pâlit et semble sur le point de défaillir. Marre de cette chaleur accablante, de cette pluie de feu qui lui troue la peau ! Céleste aimerait tellement se plonger dans une source d’eau pure pour se laver de ses imperfections. Il aimerait tellement revenir en arrière et s’abîmer dans son lit moelleux, quand l’idée de devoir survivre au réveil n’avait pas encore traversée sa tête ! Or il aperçoit, non loin de l’endroit où il se trouve, un puits abandonné. Il s’avance prudemment de peur que ce qu’il perçoit ne s’évanouisse en cours de route. Il est maintenant tout proche. Il pose la main sur la margelle du puits. Et il en sonde les profondeurs. Tout au fond, il croit distinguer de l’eau qui repose. Il jette une poignée de sable mais la distance est trop grande pour qu’il puisse évaluer la quantité d’eau. La peau toute crevassée, son chameau sur le point de rendre l’âme, il n’hésite pas une seconde. Il se jette au fond du puits. Et là, ô délivrance, il atterrit dans un lieu enchanté. Car au fond du puits il ne fait pas noir, ce n’est pas la nuit qui règne, les ténèbres se sont dissipées. Il se trouve devant une rivière au bord d’une cascade, qu’entoure une épaisse forêt. Il se baigne longtemps dans l’eau de la rivière. Il se défait de sa vieille peau et se laisse pénétrer par l’onde froide et revigorante. Il sent s’accomplir en lui mille métamorphoses. Quelle joie de pouvoir jouir de ce flux qui le traverse et lui procure le sentiment indicible de n’être pas. Mais à son oreille gauche un grognement s’élève, léger d’abord, puis impérieux et souverain. C’est un ours qui est venu se désaltérer et qui a surpris Céleste en train de se laver. Céleste se redresse, terrifié, l’ours s’aplatit, furieux. Que va-t-il se passer ? Céleste ne donne pas cher de sa peau ! Et en effet l’ours attrape Céleste par la tête et le sort de l’eau. Puis il lui assène de violents coups de griffes. Céleste est bien mal en point. Heureusement, il aperçoit à quelques pas de lui un nid d’abeilles que l’ours a grossièrement négligé. Il se traîne jusqu'à ce nid avec ce qui lui reste de force. L’ours étonné le regarde faire. Puis il aperçoit Céleste brandir en l’air le nid d’abeilles – sa tête serait-elle ce nid ? – qu’il lance dans les grosses pattes de l’ours. L’ours se jette dessus mais les abeilles partent en guerre contre ce malotru. Tandis que Céleste reprend son souffle et panse ses blessures, l’ours est littéralement assiégé par les abeilles, de sorte qu’il prend la fuite et plonge dans la rivière qui l’emporte au loin. Et voilà que Céleste commence à regretter son chameau sur le dos duquel il pouvait rêver à loisir d’un monde meilleur !

 

5. Il est bientôt midi. Céleste se remet tant bien que mal de ses blessures. Il arrive à la lisière de la forêt où il aperçoit, en bas de la vallée, une ville brillant de mille feux. Il s’avance dans la rue principale mais à peine a-t-il fait quelques pas qu’il est bousculé par un homme pressé. Puis, un groupe de touristes, qui selon toute vraisemblance ne l’a pas vu, le pousse du coude et l’oblige à marcher sur la chaussée. Une sirène retentit et un chauffeur de taxi lui hurle dessus parce qu’il ne traverse pas assez vite. Décidément, c’en est trop. Comment peut-on raisonnablement vivre dans ces foyers de bruits et de mouvements précipités ? Quel plaisir même les hommes peuvent-ils prendre à s’entasser comme ils le font dans des lieux étroits où chacun doit l’emporter sur l’autre pour avoir sa ration d’air ? C’est alors qu’il devine, caché derrière un bus, une charmante petite église. Il se faufile entre les piétons et pénètre, plein de gravité, dans ce lieu saint. L’église est vide. Il décide de faire le tour du transept pour contempler plus à son aise les vitraux. Or, à un moment, il aperçoit une forme étrange se détacher d’un des vitraux et avancer à sa rencontre. Céleste n’en croit pas ses yeux. C’est un ange qui se tient là un peu au-dessus de lui et qui du doigt lui montre une grande échelle. Céleste hésite, il se dit qu’il est peut-être encore un peu tôt pour se risquer à une pareille ascension. Ce n’est pas l’envie qui lui manque mais s’il va au ciel maintenant comment pourra-t-il terminer sa journée ? Comment pourra-t-il se prouver à lui-même qu’il est capable de vivre en un jour toute l’expérience humaine ? Comment pourra-t-il montrer aux héros du passé qu’il est lui aussi un digne représentant de son espèce ? L’ange ne semble pas vouloir renoncer à son idée et demeure plusieurs minutes le doigt en l’air dans le vide de l’église. Mais Céleste a décidé qu’il était trop tôt et il se dirige déjà vers la sortie. Il croit entendre le son d’une trompette qui retentit dans les lointains.  

 

6. Quand il sort de l’église les rayons du soleil lui brûlent les yeux comme une révélation. Il se précipite dans les ruelles adjacentes afin de retrouver un peu de l’obscurité qui régnait dans l’église. Regardant distraitement les vitrines, il aperçoit un cochon de lait embroché et tournant sur lui-même avec une lenteur exaspérante, puis, entre deux grosses crevettes un rat qui ronge un vieux bout de cartilage, puis, un peu plus loin, un tableau représentant un groupe d’hommes autour d’une table, mangeant avec voracité tous les mets qui tombent dans leurs assiettes. Céleste commence à se sentir franchement écœuré. Mais la vitrine suivante est nettement plus intéressante. Il s’y trouve, en effet, un livre ouvert dont il commence aussitôt la lecture. Il y est question d’un enfant perdu dans les bois qui cherche le chemin du retour. Il est poursuivi par une meute de loups affamés. Alors que ses yeux viennent se heurter au bas de la page, Céleste se surprend, devant un arbre, un grand flambeau à la main, en train de chasser les loups qui s’approchent de l’enfant. Céleste se réjouit de pouvoir venir en aide à ce pauvre enfant mais il semble ignorer – en quoi il est bien peu prévoyant – que bientôt son flambeau ne sera plus que cendre. Les loups, alléchés par cette proie inattendue, font cercle autour de Céleste. Comment sortir d’une situation dont tout porte à croire qu’elle est sans issue, voilà sans doute la question qui traverse l’esprit de Céleste au moment où il voit l’un des loups foncer sur lui. S’enveloppant dans sa grande cape, Céleste perd connaissance et quand, quelques secondes plus tard, il reprend conscience, il est là gisant sur le trottoir en face de la fameuse vitrine. A défaut d’avoir pu lire la suite de l’histoire, il en a recomposé la fin et il est soulagé de savoir que l’enfant est désormais tiré d’affaire. Céleste se relève, ignorant la foule qui grossit autour de lui, puis il reprend son chemin. Il se dit que les villes bâties par les hommes ne lui conviennent pas, qu’il préfère encore vivre seul sur un chameau, fût-ce sous un soleil brûlant.

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