La Fatigue

Publié le par Julien Métais

La fatigue, suite de la Chute, oblige l’homme à s’élever toujours plus haut dans le ciel du possible. Elle le condamne à chercher dans l’invisible de quoi étourdir les éclairs nerveux qui parcourent son corps et le laissent sans repos.

La jouissance de la fatigue est de faire travailler les hommes jusqu’à la tombe.

La fatigue est une bête de somme qui laboure sans relâche le grand champ du possible. Elle ne se reposera que le jour où elle aura dissipé l’inquiétude viscérale qui la relie au centre du monde comme à un poids invincible.

La fatigue harponne le monde. Elle travaille à l’épuisement du concevable. Elle veut la peau de l’invisible.

Comme une tête de mort renversée, la fatigue, bouche ouverte, fixe les ombres enchevêtrées qui peuplent le plafond du langage.

La tentation de la fatigue préserve l’homme de céder tout à fait à la violence de ses veilles.

La mort n’est pas un obstacle pour la fatigue, tout juste une ombre qui remue au fond d’un couloir et qu’elle enjambe sans effort.

Dans l’espace dévorant de la fatigue tout se change en un gigantesque brasier.

Le fond obscur de la fatigue est l’éclaircie où le chemin se fait lumière.

Je ne sais personne d’aussi prévoyant que la fatigue qui prépare un feu de joie pour les jours de grands froids, ces matins blêmes où l’homme, plein d’inquiétude, proteste et crie devant l’abîme qui s’ouvre sous ses pieds.

La fatigue fait songer à ces manèges tournant autour d’un axe immobile. Plus le mouvement s’accélère, plus la terre devient légère, plus l’homme se dilue dans le mouvement qui l’emporte hors du monde.

La vie est une longue fatigue qui enseigne aux hommes la joie du devoir accompli. Mais ce devoir ne se résume pas à mener à bien les tâches qu’exige la vie en société. Il consiste à libérer en soi la fatigue, à monter sur cette bête insoumise puis à la vitesse de l’éclair à errer le long du rivage des morts. C’est là que la fatigue livre à l’homme des aperçus fulgurants sur la grandeur de son énigme.

Sous le fardeau de la fatigue l’homme aperçoit la tête illuminée de la vérité.

Au fond de la mine de la fatigue nombreux sont les hommes qui attendent de se convertir à la lumière d’un jour nouveau.

La chimie de la fatigue est une chose extraordinaire : elle réinvestit les forces déclinantes de l’être dans des foyers d’énergie renouvelés. Avec elle l‘idée de repos perd tout attrait et devient même repoussante.

N’hésitez pas à demander conseil à la fatigue sur la façon dont il convient de se tenir debout dans ce siècle d’épouvante. Elle a toujours des avis éclairés à dispenser et elle ne laisse jamais repartir ceux qui sont venus la consulter sans avoir développé et affiné en eux dans des proportions extraordinaires le sens des confins.

La fatigue veille à ce que les hommes ne dorment pas. C’est même là son principal labeur. Car devant la porte du sommeil des trésors de beauté sont entassés et seul celui qui consent à faire effort pour aller les retrouver, sans céder au déclin de ses forces, seul celui-là dis-je connait le sens de la fatigue et tout ce que les hommes lui doivent.

La fatigue s’écrit sur le visage de l’homme sous la forme de longues rides, de chutes de matière, de plissements de peau, de froissements d’âme. Contempler un visage, c’est lire l’histoire de la fatigue cheminant dans l’éternelle nuit du verbe.

Toute fatigue sécrète de l’inachevé. Savoir se laisser éduquer par sa fatigue est le seul moyen de ne pas s’écraser contre la porte du visible.

La fatigue est présente dans toutes les grandes créations de l’esprit sous la forme d’un germe actif qui non seulement maintient l’homme éveillé au bord du sommeil, mais encore aiguise et renouvelle sa perception des confins, l’introduisant de plain-pied dans l’inachevé. Quoi d’étonnant alors qu’il en revienne les bras chargés de trésors, lui qui a triomphé de la pesanteur du monde et a pénétré le royaume des vivants et des morts !

La fatigue ne manque pas de fantaisie qui jette l’homme hors du chemin où croupissent ses certitudes.

Inlassablement la fatigue interroge l’homme sur son aptitude à percevoir à travers l’inquiétante obsolescence du signe la fulgurance de l’infini.

La fatigue indispose ceux qui ne sont pas prêts à frayer avec l’invisible.

La fatigue plonge l’homme dans un état chaotique où le langage ne s’est pas encore cristallisé dans une succession de formes rigides et compassées. C’est pourquoi tout en elle est encore possible.

L’homme doit céder aux avances de la fatigue s’il veut édifier sur son dos le nouveau palais de la solitude.

Fatiguant est le devoir du penseur qui doit tirer sur la corde du possible pour en rapporter mille joyaux, lesquels sitôt arrachés à leur profondeur perdent de leur mystère et de leur éclat, obligeant ce-dernier à les abandonner le long de la page, pour tirer de plus bel sur cette corde infinie qui absorbe le meilleur de ses forces. Tire, pauvre homme, tire sur cette mince corde qui hante et tes jours et tes nuits et tu connaîtras dans sa splendeur ce que signifie grandir dans le sein du possible, et tu jouiras de réjouir cela même qui te fait grandir et te dresse dans l’invisible comme une pierre de feu, et tu verras que la grandeur de l’homme est toujours prélevée sur la nudité du monde qui vient.

Longtemps la fatigue a été humiliée. On lui a reproché d’ôter à l’homme le meilleur de ses forces, on l’a pourchassée en jurant de lui faire payer ce vide immense qu’elle forme en l’être, antichambre du néant auquel il est promis. Ce faisant, on a négligé que cet affaiblissement des forces vitales a pour corollaire le développement prodigieux de la sensibilité de l’esprit capable soudain de percevoir à la croisée du visible et de l’invisible des fulgurations, des jaillissements de feu, des lueurs inconnues surgissant et disparaissant à toute allure, bref, une multitude de formes imperceptibles à l’état de veille où la raison exerce de façon implacable sa logique empruntée.

La fatigue est le poids de l’incarnation qui casse la ligne du corps sur l’arête du visible.

Parce qu’elle plonge l’homme dans un état chaotique au sein duquel toute chose lui apparaît en train de s’évanouir la fatigue donne à percevoir avec une intensité remarquable les infimes modifications psychiques dont l’homme est le théâtre permanent. Elle introduit l’homme dans l’inachevé mental et l’initie à la perception des confins.

Il y a dans la fatigue un germe de résistance qui ne veut pas céder aux injonctions du sommeil. Ce germe forme en l’homme le principe de toute créativité. A travers la culture patiente de ce germe l’homme expérimente son affiliation à l’ordre supérieur du cœur.

Sans l’immense poids de la fatigue l’homme errerait encore sans objet autour de sa destinée.

L’histoire humaine n’est que la longue suite des métamorphoses de la fatigue.

Il arrive que la fatigue interrompe le mouvement naturel de l’homme vers le sommeil pour l’écarteler sur la roue du temps. Elle met l’homme à la torture, lui faisant sentir le degré de son assujettissement au langage et à ses lignes de force intérieures.

Les éclairs multipliés de la fatigue pressent l’homme de prendre figure.

La mort tapie au fond de la fatigue tend aux hommes son miroir inconsolé.

Les grandes créations de l’esprit sont autant d’expressions raffinées de la fatigue qui ne cesse d’enfanter son sujet.

Le travail infatigable de la pensée assure à l’homme une éternelle jeunesse.

A chaque fatigue sa part d’épreuve et de déroute assumée.

Il ne faut pas trahir la fatigue qui attend beaucoup de l’homme. En particulier, elle compte sur lui pour ne pas laisser se dégrader les forces de vie qui structurent la création en figures de mort de la grande désolation humaine.

La fatigue ne cesse de poursuivre l’homme de ses assiduités. Elle ne veut pas qu’il dépérisse loin de la rumeur du monde où elle a trouvé refuge.

La fatigue du corps est le sanctuaire où l’esprit trouve la force d’enjamber sa destinée.

La fatigue est le lieu de la plus haute lucidité, là où s’affrontent dans un fracas éblouissant les cornes d’ombre de la destinée.

Ayant achevé sa Création Dieu a déposé sa fatigue au cœur de l’homme. Il appartient dès lors à chacun d’user comme il le peut – à la mesure de ses forces – de ce talisman dont il se découvre l’heureux détenteur.

L’histoire est fille de la fatigue qui creuse en l’homme ses tranchées flamboyantes.

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